Bienveillance en entreprise : éthique ou pure stratégie marketing ?

La bienveillance est un joli mot sur le papier dont les entreprises parlent de plus en plus : elles sont très nombreuses à placer le bonheur de leurs employés comme une priorité.

Parmi les dernières tendances anti burnout, on retrouve par exemple le Chief Happiness Officer, en français le “responsable du bonheur”, une personne chargée de s’assurer du bien-être des collaborateurs sur leur lieu de travail. L’apparition de cette nouvelle profession part du postulat qu’on pourrait permettre aux salariés d’être plus investis, d’améliorer l’ambiance au travail et de globalement rendre plus heureux les collaborateurs. Derrière ces sorties entre collègues, les propositions de séminaires ou de séances de massage entre deux réunions, les entreprises veulent-elles réellement du bien à leurs salariés ou s’agit-il d’un pur outil marketing ?

Les origines du bien-être au travail

Le concept du bien-être au travail remonte à plus d’un siècle. On trouve dès 1920 ses prémices au sein de certains travaux scientifiques, notamment lorsque le sociologue et psychologue australien Elton Mayo se penche sur l’importance de facteurs humains comme la satisfaction et la motivation et leurs impacts sur la productivité au travail.

Dans les années 50, c’est le chercheur Eric Trist, figure de proue dans le domaine du développement organisationnel, qui expose les limites du taylorisme – dont les caractéristiques sont la division horizontale et verticale du travail ainsi que le salaire au rendement. Trist démontre notamment que le bien-être au travail repose sur la capacité de l’entreprise à concilier dimensions techniques, humaines et sociales. Par la suite, c’est grâce à l’ONU (Organisation des Nations Unies) et à la création de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) en 1948 que le concept prend forme. L’OMS définit alors la santé comme un “état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité”. 

Le lien entre santé et bien-être s’accentue à partir des années 90, avec le développement de la philosophie positive portée par Martin Seligman, un chercheur américain. Les chercheurs mènent alors des études sur les dimensions positives liées au bien-être au travail comme la motivation ou le sentiment d’appartenance, et non seulement sur celles négatives engendrées par le stress, les maladies etc. C’est au début des années 2000 que les entreprises commencent à réellement se préoccuper de l’amélioration des conditions de travail et de l’épanouissement des collaborateurs. Le bien-être au travail répond alors à l’émergence de nouvelles exigences sociales qui se concrétise par les nouvelles attentes des salariés : la perception du travail évolue. 

Des mesures imposées par la loi

L’article L4121-1 du Code du travail évoque lui aussi la notion de bien-être au travail, et met l’accent sur la santé physique et mentale des salariés, rappelant que l’employeur a pour obligation d’adapter les mesures aux circonstances. Le sport au travail, une mesure pouvant permettre d’améliorer les conditions et la qualité de vie des employés, est également encadré par la loi

Un concept parfois difficile à appréhender

Malgré les recherches sur le sujet, il est difficile d’appréhender le bien-être au travail tant les approches et les principes varient selon la culture, la discipline ou le contexte social. En France, il est considéré traditionnellement comme un prolongement des conditions de travail et des risques professionnels. Le management adopte alors un point de vue holistique se concentrant sur les leviers d’améliorations qui pourraient impacter positivement la performance. Le bien-être au travail reste néanmoins subjectif : il découle d’une perception personnelle et de paramètres multidimensionnels qui diffèrent largement d’une personne à une autre.

Bienveillance en entreprise, la définir et en comprendre les enjeux  

Selon le Baromètre Santé et Qualité de Vie au Travail de Malakoff Médéric en 2018, 53% des salariés estiment que leur entreprise se préoccupe de leur bien-être. En parallèle, le mal-être au travail coûte 13 340 € par an et par collaborateur, ce qui en fait un problème financier majeur. Par soucis économique, mais aussi éthique et social, l’entreprise se doit de développer un rapport bienveillant avec ses employés, et donc lui vouloir du bien. Il s’agit donc dans le cadre du travail de faire attention à l’autre. Cependant, la bienveillance est, au-delà d’une préoccupation liée à des intérêts parfois purement financiers, un sujet à la mode qui se doit d’être pris avec des pincettes. On peut notamment lui reprocher d’être plus présent dans les discours que dans les pratiques. Si elle intéresse tant, c’est aussi parce que ses effets promettent des améliorations de la performance, une maximisation de l’engagement des collaborateurs et une réduction des risques psychosociaux (permettant notamment d’éviter les burn-out). Au niveau organisationnel, elle faciliterait la coopération et l’augmentation des marges.

Une telle bienveillance instrumentale voire stratégique s’éloigne beaucoup de la “spontanéité bienveillante” que prônait le philosophe Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, et s’attire sans surprise les foudres de certains qui la considèrent comme hypocrite et manipulatrice. On peut alors séparer la bienveillance en deux formes, mises en évidence par une étude réalisée par Guillaume Mercier et Ghislain Deslandes en 2020 : celle formelle et instrumentale et celle informelle et conviviale. La première constitue la bienveillance instaurée par les dirigeants de l’entreprise, qui intègre des outils organisationnels formels  – d’évaluation, de sanctions, récompenses, etc., explicitant aux manageurs et à leurs équipes le niveau de bienveillance attendu et ses objectifs. Au-delà de sa vertu éthique, cette forme de bienveillance s’inquiète d’une bonne pratique managériale à but lucratif. En parallèle se développe toutefois un autre type de bienveillance plus informelle, qui apparaît aux marges de l’entreprise au niveau des relations interpersonnelles, et se nourrit des échanges informels. Elle échappe alors au contrôle et à la régulation de l’entreprise et n’est donc pas contrainte par la recherche absolue de performance.

La bienveillance est ici propre à chaque personne de l’entreprise qui est libre de la pratiquer dans la mesure souhaitée et dans les relations qu’elle développe. Cette part de bienveillance est “non manageable” et fait ressortir les aspects humains de la vie en entreprise, où tout ne peut être calculé et dirigé. Ces deux formes de bienveillances semblent néanmoins se compléter : la bienveillance formelle permet de fixer des attentes, d’utiliser des outils légitimant le respect des relations interpersonnelles, et met en avant une qualité humaine primordiale. Son aspect mesuré et contrôlé peut la rendre néanmoins inefficace : le paradoxe de la bienveillance est que celle-ci n’est jamais plus efficace que lorsqu’elle est perçue comme sincère et authentique, sans chercher dans un premier lieu une forme d’efficacité. En d’autre termes, la bienveillance en entreprise est un outil positif qu’entre les mains de managers n’en faisant pas un dispositif managérial. Introduire du respect et favoriser la bienveillance informelle reste cependant à hauteur de tous, et doit devenir une priorité pour les entreprises, même si cela implique l’acceptation d’une forme de perte de contrôle managériale. La convivialité, la solidarité et l’entraide sont des valeurs devant, définitivement, être mises au premier plan.